American Airlines

American Airlines
Thierry Brun, Editions Kubik, American Airlines

jeudi 15 août 2019

Omega One. Roman Jeunesse


« Où on va, papa ? »
À tombeau ouvert, la Mercedes quittait la périphérie lyonnaise.
Philippe Tells caressa les cheveux de sa fille de quatre ans qui était étendue contre lui sur la banquette arrière. Il chercha un soutien. Dans le rétroviseur, il croisa le regard de l’homme au visage émacié qui conduisait, puis il tourna la tête, observa sa femme qui tentait de dissimuler sa peur.
Devançant son mari, elle se pencha, déposa une main rassurante sur la poitrine de son enfant et l’embrassa tendrement. Sous sa main, les battements de cœur frappaient à un rythme saccadé. Réprimant une moue inquiète, elle plaça un pendentif, une Fée Clochette entre les pattes d’un ourson qui reposait sur la petite poitrine.
«Kelly, ma princesse, nous partons en voyage, endors-toi, ton nounours réclame un gros dodo » chuchota-t-elle.
Rassérénée, la fillette se pelotonna, son doudou contre sa poitrine. Sans se concerter, le couple se rapprocha, formant un cocon protecteur.
Le chauffeur considéra la famille enlacée et réprima une grimace. Ils venaient d’échapper au pire.
 Un instant sa main glissa sur le pistolet semi-automatique qui reposait sur sa cuisse, puis il rassembla toute son énergie sur la conduite. Étreignant le volant, il négociait les virages de la route plongée dans la nuit. La berline rugissait, à la limite de la perte d’adhérence.
Quand la respiration de sa fille se fit plus régulière, Philippe Tells murmura.
« Joël. Vous avez réfléchi à ma proposition ? »
Concentré, le chauffeur opina.
Évitant le regard désapprobateur de sa femme, le chef de famille chercha la main de son enfant et ajouta : « Kelly aura besoin de protection si jamais… »
« Oui. » affirma le conducteur en s'engageant sur l’autoroute.
Il écrasa la pédale de l’accélérateur.
Le puissant moteur de l’Aston Martin répondit instantanément. Le bolide rugit et avala l’asphalte de l’A43 à plus de cent soixante kilomètres à l’heure.

* * * * * *


Kelly avait neuf ans.
Son pendentif Fée Clochette se balançait à son cou au gré de sa marche.
Elle était forte. Il le fallait. Joël le lui répétait.
Plus que deux kilomètres à tenir.
Juillet était chaud. Le réveil avait sonné à l’aube. Kelly s’était roulée en boule sous le drap, cherchant un peu de fraicheur et surtout, à fuir cette alarme qui l’arrachait au sommeil. Puis elle avait sauté du lit, sans oublier d’embrasser son ourson.
Trois jours par semaine son oncle la tirait du lit au petit matin. Il appelait ça ses stages physiques !
Au programme : excellence et rigueur. Elle devait acquérir le goût de l’effort, parce que d’après tonton, elle n’était qu’une fainéante !
Il n’avait pas tort sur un point ; elle aurait préféré rejoindre les garçons de la colonie de vacances tout proche ! Eux, ils profitaient de la plage !
Joël et son père avaient été intraitables.
« Tu es sacrément douée. Tout le monde le dit. Tu veux progresser ? Battre les meilleurs ?  Faut te forger ! »
À peine neuf heures du matin et déjà le soleil tapait dur.
Elle peinait, avait soif. Ses bras, ses jambes étaient tétanisés par l’acide lactique. Son oncle lui avait expliqué le phénomène.  Elle s’en moquait. Il y avait un tel éclat de fierté dans le regard de son instructeur et dans celui de son père ! C’était pour eux qu’elle tenait le coup.
C’était éprouvant ! Jamais elle n’irait au bout de l’épreuve.
Continuer. Oublier que le sac à dos chargé de pierres tirait un peu plus chaque seconde les muscles des épaules, cisaillant les chairs. Nier ce début de crampes au mollet gauche, compenser, penser à autre chose, utiliser le mental, s’évader. Et avancer.
A V A N C E R.
Pour la première fois, elle avait osé demander pourquoi tout ça. Pourquoi ces vacances martiales, ces réveils à l’aube ? Pourquoi depuis un an, la multiplication des stages chez oncle Joël ? Pourquoi n’avait-elle, ou si rarement, le droit de retrouver d’autres jeunes de son âge, de se baigner, de traîner en rentrant de la plage ? Le tennis n’expliquait pas tout !
 « Tu es forte. Tu dois le devenir plus, encore »
Elle ne comprenait pas, mais obéissait, renonçant ainsi à son espoir d’un quotidien banal. Oui, elle enviait les après-midi anniversaires auxquels elle n’assistait jamais, mais qui agrémentaient les conversations des rares copains qu’elle s’était fait depuis son arrivée dans la région, six mois auparavant.
Tu dois t’endurcir pas t’avachir. « C’est la seule voie » martelait Joël.
Et son père approuvait. Pas sa mère. Elle, elle était faible. Se contentait de baisser la tête et d’envoyer des regards furieux aux deux hommes quand elle croyait que sa fille ne regardait pas. Mais Kelly, à l’instar de son pendentif, était une maligne. N’était-elle pas une fée, comme aimait à le répéter ses parents ? Comme toutes les fées, elle était parfois gentille, parfois espiègle…
Quand elle le pouvait, elle écoutait aux portes.
Que lui cachaient-ils ? Un jour elle saurait. Elle s’en était fait la promesse.
Kelly cala sa charge qui avait tendance à glisser. Elle poussa sur les cuisses. Encore deux kilomètres. Sa peau brûlait maintenant.
Neuf ans, et elle savait déjà ramper sur les cailloux, grimper à mains nues des rochers sans se plaindre. Parfois, elle flanchait et abandonnait le test de résistance. Ses larmes de rages laissaient son entraîneur indifférent.
Depuis quelques temps, elle découvrait l’oncle Joël sous un nouveau jour. Il ne souriait plus, ne s’adressait à elle que par monosyllabe, ou presque.
Elle soulagea son dos en forçant sur les abdominaux. Elle n’en pouvait plus de s’astreindre à toujours mieux faire.
Dernièrement, durant les congés de Pâques, Joël lui avait enseigné ses premiers rudiments de combats. Rien de mieux pour les réflexes.
D’autres douleurs…
Elle avait appris comment et quand attaquer, passer sous la garde de l’adversaire, frapper deux fois au même endroit, bloquer un poignet, un bras. C’était un jeu cruel, effrayant.
Ça, elle n’aimait vraiment pas.
Mais elle était douée. Dixit tonton. Mais cette fois, elle avait clairement répondu que même si elle était  soi-disant « douée », elle détestait l’idée de rajouter ces séances à son entrainement !
Plus qu’un kilomètre. Trop sollicité, son genou gauche s'ankylosa.
Elle força l’allure.
« C’est la seule voie possible »
Thierry Brun. Omega One. 

Mots Amours et Rêves. Roman de nuit et de jour.



Le colporteur des jours


Bonjour la compagnie ! Je vous apporte un jeudi, aujourd’hui. 

Silence

C’est comme ça qu’on m’accueille ? Quoi, ces absences de sourires ? 


Le miroitier des rêves


Moi, tu sais, je te dois la vie, mais en dehors de ça… ton éphéméride ne change jamais d’un gramme le poids des rêves que je reflète dans mes miroirs. Je suis bien content de te voir, mais pourquoi j’écouterais ce que tu dis…

Le colporteur des jours


Charmant. Et tous les matins au chant du soleil, c’est pareil, la lutte, la  lutte pour ne pas fondre dans les ombres de l’infini. Il suffit pourtant que quelqu’un me réponde. Tiens, la belle, toi tu m’entends, tu es bien obligée. Regarde-moi en face.

Elle

Oh pardon,  le colporteur,  je songeais.

Le colporteur des jours


Ah, voilà, elle songeait Encore un coup de la jarre.
Sors de ta cache, la jarre. Tu m’énerves quand tu joues la discrète. 


La jarre d’amour


Ne crie pas, tu troubles la moire de ma léthargie.


Le colporteur des jours


Je vais hurler, oui, pour que ma voix traverse les murs d’argile de ta surdité. Est-ce que tu pourrais, de temps en temps, arrêter de t’infiltrer partout, de faire danser tes méandres magiciens qui encordent notre pauvre fille dans ses propres mirages ? Est-ce que tu pourrais, de temps en temps, rabattre ta superbe, un peu, et considérer que tu n’es pas seule au monde, que dis-je, que tu détournes du monde ceux qui doivent le recréer chaque jour ?

La jarre d’amour

Mais colporteur, doucement, tu es bien méchant avec moi. Je n’ai aucun pouvoir, je ne suis rien si des bras ne me portent pas, si des lèvres ne se désaltèrent pas comme des puisatières…

Le miroitier des rêves


Oui, doucement, colporteur, doucement. Je deviens quoi, moi, sans la jarre… rien, ou alors il faut que je me reconvertisse, que je reflète les choses matérielles. Tu me vois renvoyer aux yeux le périmètre exact d’une table, le calcul du nombre de fleurs d’un bouquet ou le dosage de blanc que la lumière a dilué dans le bleu du ciel ? Qui j’intéresserai ?

Elle

Pas moi.

Le colporteur des jours

Je m’en doutais. La coalition spontanée. L’alliance objective des faibles. Vous êtes dangereux. Je vais vous combattre. Transformation ou liquidation. Voilà l’objectif. Je ne vous laisserai pas la fissurer, la pulvériser, la ravir de la vie.


La jarre d’amour


Tu es gentil, le colporteur. Un gros nigaud balourd, tellement naïf qu’on ne peut pas t’en vouloir. Tu emploies des mots dont tu ne connais que le tracé. La vie… tu la pèses, tu la mesures, tu l’empoignes, et tu ne te rends même pas compte que tu en es le geôlier…


Le colporteur des jours


Le délire, là, le plein délire… Écoute, la jarre, tu m’écoutes ? Qui ouvre toutes les portes de la vie ? Moi. Qui rend tout acte, toute expérience possible ? Moi. Qui permet la respiration de l’espace, l’incorporation du temps, la caresse de la terre et l’ivresse de ses parfums ? Moi. Je ne suis pas le géomètre de la vie, je suis son principe, son géniteur. Le passage du rien au tout. Je ne me complais pas dans les craquelures, moi. 


Le miroitier des rêves


Moi, moi, moi… tu patines dans tes œillères, l’ami. Qu’est-ce que tu imagines ? Que c’est toi qui engendres la caresse et l’ivresse ? Mon pauvre gars, tu n’es bon qu’en mécanique des gestes, en automatismes des mots. Tu n’organises que des répétitions, des reproductions. Autant dire du mime. Sans la jarre et les services que je veux bien lui rendre, personne ne connaîtrait les mouvements de l’âme qui transportent au-delà des confins de l’imaginé… les métamorphoses des images du monde… la fraîcheur de l’oasis luxuriant caché dans les déserts de l’ordinaire. Tu es ordinaire.

Elle

Les oasis… mon oasis sous les palmiers penchés… le chant chromatique des hibiscus et le parfum roux des dattes… le chaos en forme d’orange sauvage qui reflète mon âme… 


Le miroitier des rêves


Tu vois, tu vois, elle a accédé au reflet, elle est entrée dans la vie.


La jarre d’amour


Elle a franchi le passage, quel bonheur ! Viens te désaltérer, la belle, viens autant que tu le voudras, mon eau ne s’évapore jamais.

Le colporteur des jours

Face à la folie, ce sera liquidation. Ils sont fous. Aliénés. Perdus. C’est ça, le bonheur, les batteries de mots tirés d’une imagination en auto-allumage ? Est-ce qu’on me demande, à moi, de jouer le moindre rôle dans tout ça ? Qu’est-ce que vous croyez, que le bonheur est possible sans moi ? Mais non, mais non, et là je ris, car vous allez vous rendre à l’évidence, soit je vous liquide, soit on négocie. En tout cas j’existe. Je suis là. J’écoute ?

Elle


Demain je veux aller dans mon oasis d’intensité…

Le colporteur des jours


C’est où ? Longitude ? Latitude ? Temps de trajet ? Réservations ? Valises ? 


Le miroitier des rêves


Ne te donne pas tant de mal, le colporteur. De l’autre côté du monde, après le seuil du passage, rien ne pèse. Pas besoin de boussole, de montre, de décamètre. La vie déploie ses arabesques aériennes. Rassure-toi, on a besoin de toi, mais tu dois accepter ton rôle de serviteur, et t’habituer à l’apesanteur.

Elle

Demain je veux du sable dans mes cheveux et l’éclat étoilé des nuits froides, et je soufflerai sur l’encens à l’huile de rose et au benjoin…