Le
colporteur des jours
Bonjour
la compagnie ! Je vous apporte un jeudi, aujourd’hui.
Silence.
C’est
comme ça qu’on m’accueille ? Quoi, ces absences de sourires ?
Le
miroitier des rêves
Moi,
tu sais, je te dois la vie, mais en dehors de ça… ton éphéméride ne change
jamais d’un gramme le poids des rêves que je reflète dans mes miroirs. Je suis
bien content de te voir, mais pourquoi j’écouterais ce que tu dis…
Le
colporteur des jours
Charmant.
Et tous les matins au chant du soleil, c’est pareil, la lutte, la lutte pour ne pas fondre dans les ombres de
l’infini. Il suffit pourtant que quelqu’un me réponde. Tiens, la belle, toi tu
m’entends, tu es bien obligée. Regarde-moi en face.
Elle
Oh
pardon, le colporteur, je songeais.
Le
colporteur des jours
Ah,
voilà, elle songeait Encore un coup de la jarre.
Sors
de ta cache, la jarre. Tu m’énerves quand tu joues la discrète.
La
jarre d’amour
Ne
crie pas, tu troubles la moire de ma léthargie.
Le
colporteur des jours
Je
vais hurler, oui, pour que ma voix traverse les murs d’argile de ta surdité.
Est-ce que tu pourrais, de temps en temps, arrêter de t’infiltrer partout, de
faire danser tes méandres magiciens qui encordent notre pauvre fille dans ses
propres mirages ? Est-ce que tu pourrais, de temps en temps, rabattre ta
superbe, un peu, et considérer que tu n’es pas seule au monde, que dis-je, que
tu détournes du monde ceux qui doivent le recréer chaque jour ?
La
jarre d’amour
Mais
colporteur, doucement, tu es bien méchant avec moi. Je n’ai aucun pouvoir, je
ne suis rien si des bras ne me portent pas, si des lèvres ne se désaltèrent pas
comme des puisatières…
Le
miroitier des rêves
Oui,
doucement, colporteur, doucement. Je deviens quoi, moi, sans la jarre… rien, ou
alors il faut que je me reconvertisse, que je reflète les choses matérielles. Tu
me vois renvoyer aux yeux le périmètre exact d’une table, le calcul du nombre
de fleurs d’un bouquet ou le dosage de blanc que la lumière a dilué dans le
bleu du ciel ? Qui j’intéresserai ?
Elle
Pas
moi.
Le
colporteur des jours
Je
m’en doutais. La coalition spontanée. L’alliance objective des faibles. Vous
êtes dangereux. Je vais vous combattre. Transformation ou liquidation. Voilà
l’objectif. Je ne vous laisserai pas la fissurer, la pulvériser, la ravir de la
vie.
La
jarre d’amour
Tu
es gentil, le colporteur. Un gros nigaud balourd, tellement naïf qu’on ne peut
pas t’en vouloir. Tu emploies des mots dont tu ne connais que le tracé. La vie…
tu la pèses, tu la mesures, tu l’empoignes, et tu ne te rends même pas compte
que tu en es le geôlier…
Le
colporteur des jours
Le
délire, là, le plein délire… Écoute, la jarre, tu m’écoutes ? Qui ouvre
toutes les portes de la vie ? Moi. Qui rend tout acte, toute expérience
possible ? Moi. Qui permet la respiration de l’espace, l’incorporation du
temps, la caresse de la terre et l’ivresse de ses parfums ? Moi. Je ne
suis pas le géomètre de la vie, je suis son principe, son géniteur. Le passage
du rien au tout. Je ne me complais pas dans les craquelures, moi.
Le
miroitier des rêves
Moi,
moi, moi… tu patines dans tes œillères, l’ami. Qu’est-ce que tu imagines ?
Que c’est toi qui engendres la caresse et l’ivresse ? Mon pauvre gars, tu
n’es bon qu’en mécanique des gestes, en automatismes des mots. Tu n’organises
que des répétitions, des reproductions. Autant dire du mime. Sans la jarre et
les services que je veux bien lui rendre, personne ne connaîtrait les
mouvements de l’âme qui transportent au-delà des confins de l’imaginé… les
métamorphoses des images du monde… la fraîcheur de l’oasis luxuriant caché dans
les déserts de l’ordinaire. Tu es ordinaire.
Elle
Les
oasis… mon oasis sous les palmiers penchés… le chant chromatique des hibiscus
et le parfum roux des dattes… le chaos en forme d’orange sauvage qui reflète
mon âme…
Le
miroitier des rêves
Tu
vois, tu vois, elle a accédé au reflet, elle est entrée dans la vie.
La
jarre d’amour
Elle
a franchi le passage, quel bonheur ! Viens te désaltérer, la belle, viens autant
que tu le voudras, mon eau ne s’évapore jamais.
Le
colporteur des jours
Face
à la folie, ce sera liquidation. Ils sont fous. Aliénés. Perdus. C’est ça, le
bonheur, les batteries de mots tirés d’une imagination en auto-allumage ?
Est-ce qu’on me demande, à moi, de jouer le moindre rôle dans tout ça ?
Qu’est-ce que vous croyez, que le bonheur est possible sans moi ? Mais
non, mais non, et là je ris, car vous allez vous rendre à l’évidence, soit je
vous liquide, soit on négocie. En tout cas j’existe. Je suis là.
J’écoute ?
Elle
Demain je veux aller dans mon oasis
d’intensité…
Le
colporteur des jours
C’est
où ? Longitude ? Latitude ? Temps de trajet ?
Réservations ? Valises ?
Le
miroitier des rêves
Ne
te donne pas tant de mal, le colporteur. De l’autre côté du monde, après le
seuil du passage, rien ne pèse. Pas besoin de boussole, de montre, de
décamètre. La vie déploie ses arabesques aériennes. Rassure-toi, on a besoin de
toi, mais tu dois accepter ton rôle de serviteur, et t’habituer à l’apesanteur.
Elle
Demain
je veux du sable dans mes cheveux et l’éclat étoilé des nuits froides, et je
soufflerai sur l’encens à l’huile de rose et au benjoin…
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