"Zoulou
inspira profondément.
Elle
repoussa la chaise sur laquelle elle était assise. D’un doigt ganté, elle
dégagea ses mèches brunes, réajusta son oreillette et bloqua le micro bâton
contre ses lèvres. Elle décontracta ses muscles en roulant des épaules, puis
fit quelques pas dans la chambre de bonne. Son propriétaire, immobilisé au sol,
menotté et réduit au silence, sursauta puis ne bougea plus.
La
terroriste enfila son blouson, le zippa jusqu’au menton. D’un geste ample du
bras, elle empoigna le fusil de précision qui reposait contre le mur. Elle
ouvrit la fenêtre, positionna le bipied sur le rebord en béton, abaissa le
guidon de l’arme.
Cinq
étages plus bas, l’ancienne voie romaine Mouffetard, pavée et étroite, coupait
les rues Broca et Censier. La jonction, endroit choisi pour l’attentat,
dessinait une place en forme de cœur et le trottoir s’élargissait, amenuisant
sensiblement l’espace de la chaussée.
C’est
là que le premier impact clouerait le véhicule de la cible.
La
tireuse embusquée avait attendu le dernier moment, diminuant ainsi les risques
d’être repérée. Elle pointa le canon de son fusil en direction du carrefour
Italie-Choisy, colla son œil au viseur. Les détails de la scène envahirent son
champ de vision : deux Toyota noires remontaient le boulevard Saint Marcel
à faible vitesse, obliquèrent, se rapprochèrent, puis se garèrent dans la
contre-allée de Bazeilles.
Dans
son système d’optique, Zoulou s’attarda sur les individus qui se tenaient dans
les RAV4, l’escorte du capitaine d’industrie Alexandre Vottin.
Elle
détecta un mouvement qui lui fit froncer le sourcil : un homme les bras
encombrés d’une poussette venait de sortir d’un immeuble. L’invité surprise
déposa son fardeau, alluma une cigarette et fit quelques pas devant les portes
de la paroisse Saint Médard que l’industriel Vottin devait franchir pour
assister à la messe de huit heures. Une femme rejoignit le fumeur. La mèche
douteuse, la face sévère, elle maîtrisait d’une main ferme l’enthousiasme d’une
fillette et ployait sous le poids d’un poupin emmailloté. Elle apostropha son
mari, puis elle pivota, visiblement excédée, et tança vertement sa chère tête
blonde.
Un
tic agita la joue de la tueuse. Comme elle le craignait, le couple masquait la
ligne de tir…
Zoulou
se déplaça sur le côté, perdit de la visibilité et jura entre ses dents.
–
Tormac à Zoulou : la Merco. Trente secondes.
–
Zoulou à Tormac. Problème.
– Vingt
secondes… Dix, égrenait Tormac. Problème ?
– Pékins,
en plein dans le champ !
– Démerde-toi.
À
cet instant, respectant le planning prévu, une Mercedes acier s’immobilisa au
niveau des Toyota. Quelques paroles furent échangées par les vitres baissées
puis les berlines redémarrèrent les unes derrière les autres. Dans les reflets
changeants des pare-brise, les mines sombres des gardes du corps d’Alexandre
Vottin paraissaient défiler au ralenti, en images stroboscopiques.
Zoulu
grogna de mécontentement.
Point
de vue réduit à néant par l’angle trop vertical.
Sans
attendre une seconde de plus, Zoulou désajusta le bipied, arracha la lunette de
visée, puis d’un mouvement assuré, le dos bien droit, cala la crosse du fusil
haut sur son épaule.
L’index
contre le pontet, elle fixa les trois
automobiles en libérant l’air bloqué dans ses poumons…
Puis,
elle inspira profondément, apaisant son rythme cardiaque.
Concentrée,
la tueuse cassa son buste, se pencha, chercha une meilleure perspective. N’en
trouvant pas, elle se haussa sur la pointe des pieds, bascula à demi le tronc
hors de l’encadrement de la fenêtre, retrouva une vision claire de la scène.
Elle
frémit. Tout le monde pouvait la surprendre. C’était n’importe quoi.
– Tormac ! ?
Tormac ?!
Silence,
puis l’injonction brutale.
– La
Merco. Action. Ordre au feu.
– Négatif.
– Respect
des consignes. Ordre au feu, Zoulou !
– Négatif.
Un couple, deux mômes, à onze heures. Sont dans l’objectif.
– La
Mercedes Zoulou ! Qu’est-ce tu fais, merde ! ? Mathilde et
Thierry sont prêts !
– Non.
Trop risqué.
– Rien
à foutre des civils ! Bute-les !!! S’égosilla Tormac
Zoulou
expira avec fureur, décolla l’arme de son épaule comme le font parfois les
chasseurs, tenta de trouver une fenêtre de tir entre le père qui, clope au bec,
se baissait, fourrageait sous la poussette. et la mère qui, l’espace d’un
battement de cœur, s’agenouillait aux pieds de sa fille.
Maintenant.
Résilia
écrasa deux fois la queue de détente, se pencha violemment au-dessus du vide,
doubla ses salves avec méthode, choisissant les axes qu’elle jugeait les plus
appropriés. Les balles perforantes percèrent le blindage de la Mercedes comme
des cailloux jetés dans une fine pellicule de gel.
Les
coups de départ percutèrent le silence du quartier. Aussitôt, des têtes
effarées apparurent aux fenêtres.
La
tireuse hurla, de rage, de joies mêlées.
– C’est
fait ! C’est
fait !
La
Classe S400 avait tressauté sous les impacts.
Dans
les secondes frappées de stupeur qui suivirent, une portière s’ouvrit libérant
une forme qui glissa sur le trottoir.
Les
gardes du corps jaillirent des Toyota : quatre cernèrent la Mercedes, en
protection, déployèrent des boucliers souples, firent un rempart pour abriter
leur patron blessé. Deux autres se positionnèrent en contre-feu.
Zoulou
se recula dans l’ombre de l’appartement.
Avec
un temps de retard sur le timing prévu, Mathilde Navostky, Thierry Silent et
Adrian Baroumé, membres du commando terroriste « Faction Armée »
surgirent d’une Renault garée rue Censier.
Mathilde
Navostky, courait, son bras armé tendu droit devant elle et fit feu à plusieurs
reprises. La riposte fut immédiate : trois projectiles traversèrent sa
poitrine à vitesse subsonique et l’activiste tomba sur les genoux, la bouche
ronde de surprise.
Ses
camarades hésitèrent, freinèrent leur course. Le premier, Thierry Silent,
trébucha, touché à l’épaule par une balle. Il laissa échapper son arme,
tenta de le ramasser, tourbillonna sur les talons et s’effondra tête la
première entre deux autos. Blessé et apeuré, le révolutionnaire se releva,
chercha du regard son semi-automatique qui avait glissé dans le caniveau, puis,
ne le trouvant pas, il détala, courbé en deux, abrité par la file des véhicules
en stationnement. Après un dernier coup d’œil pour sa partenaire qui se
traînait sur les pavés, il fila en direction de la rue Monge.
Le
second demeura figé au milieu de la chaussée. Adrian Baroumé jeta soudain son
pistolet comme s’il lui brûlait la main. Il se répétait que c’était trop
con : il n’avait pas vu les choses comme ça. Tout avait été trop vite et
il ne voulait pas mourir. Oubliant qu’il n’avait pas affaire à la police, il
leva les bras en signe de réédition.
À
couvert derrière leur bouclier, les gardes du corps vidèrent avec frénésie
leurs chargeurs.
De
son cinquième étage, incapable de réagir, Zoulou assistait au carnage. Elle
aurait souhaité prêter main-forte à ses camarades, mais elle avait déjà trop
tardé. C’était fini. Des larmes dans les yeux, elle décrocha, dévala
l’escalier, abandonnant le fusil, et dans son oreillette la voix nouée de
Tormac constatait l’évidence.
– Tu
as tout foiré. C’est la merde, Alice. Putain, c’est la merde !"
La Ligne de Tir. Thierry Brun. Éditions Le Passage.
La Ligne de Tir. Thierry Brun. Éditions Le Passage.
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