« Où on va, papa ? »
À tombeau ouvert, la Mercedes quittait
la périphérie lyonnaise.
Philippe Tells caressa les cheveux de
sa fille de quatre ans qui était étendue contre lui sur la banquette arrière.
Il chercha un soutien. Dans le rétroviseur, il croisa le regard de l’homme au
visage émacié qui conduisait, puis il tourna la tête, observa sa femme qui
tentait de dissimuler sa peur.
Devançant son mari, elle se pencha,
déposa une main rassurante sur la poitrine de son enfant et l’embrassa
tendrement. Sous sa main, les battements de cœur frappaient à un rythme
saccadé. Réprimant une moue inquiète, elle plaça un pendentif, une Fée
Clochette entre les pattes d’un ourson qui reposait sur la petite poitrine.
«Kelly, ma princesse, nous partons en
voyage, endors-toi, ton nounours réclame un gros dodo » chuchota-t-elle.
Rassérénée, la fillette se pelotonna,
son doudou contre sa poitrine. Sans se concerter, le couple se rapprocha,
formant un cocon protecteur.
Le chauffeur considéra la famille
enlacée et réprima une grimace. Ils venaient d’échapper au pire.
Un instant sa main glissa sur le pistolet
semi-automatique qui reposait sur sa cuisse, puis il rassembla toute son
énergie sur la conduite. Étreignant le volant, il négociait les virages de la
route plongée dans la nuit. La berline rugissait, à la limite de la
perte d’adhérence.
Quand la respiration de sa fille se fit
plus régulière, Philippe Tells murmura.
« Joël. Vous avez réfléchi à ma
proposition ? »
Concentré, le chauffeur opina.
Évitant le regard désapprobateur de sa
femme, le chef de famille chercha la main de son enfant et ajouta : « Kelly
aura besoin de protection si jamais… »
« Oui. » affirma le conducteur en
s'engageant sur l’autoroute.
Il écrasa la pédale de l’accélérateur.
Le puissant moteur de l’Aston
Martin répondit instantanément. Le bolide rugit et avala l’asphalte de
l’A43 à plus de cent soixante kilomètres à l’heure.
* * * * * *
* * * * * *
Kelly avait neuf
ans.
Son pendentif Fée
Clochette se balançait à son cou au gré de sa marche.
Elle était forte.
Il le fallait. Joël le lui répétait.
Plus que deux
kilomètres à tenir.
Juillet était
chaud. Le réveil avait sonné à l’aube. Kelly s’était roulée en boule sous le
drap, cherchant un peu de fraicheur et surtout, à fuir cette alarme qui
l’arrachait au sommeil. Puis elle avait sauté du lit, sans oublier d’embrasser
son ourson.
Trois jours par
semaine son oncle la tirait du lit au petit matin. Il appelait ça ses stages physiques !
Au programme :
excellence et rigueur. Elle devait acquérir le goût de l’effort, parce que
d’après tonton, elle n’était qu’une fainéante !
Il n’avait pas tort
sur un point ; elle aurait préféré rejoindre les garçons de la colonie de
vacances tout proche ! Eux, ils profitaient de la plage !
Joël et son père
avaient été intraitables.
« Tu es
sacrément douée. Tout le monde le dit. Tu veux progresser ? Battre les
meilleurs ? Faut te
forger ! »
À peine neuf heures
du matin et déjà le soleil tapait dur.
Elle peinait, avait
soif. Ses bras, ses jambes étaient tétanisés par l’acide lactique. Son oncle
lui avait expliqué le phénomène. Elle
s’en moquait. Il y avait un tel éclat de fierté dans le regard de son instructeur
et dans celui de son père ! C’était pour eux qu’elle tenait le coup.
C’était
éprouvant ! Jamais elle n’irait au bout de l’épreuve.
Continuer. Oublier
que le sac à dos chargé de pierres tirait un peu plus chaque seconde les
muscles des épaules, cisaillant les chairs. Nier ce début de crampes au mollet
gauche, compenser, penser à autre chose, utiliser le mental, s’évader. Et
avancer.
A V A N C E R.
Pour la première
fois, elle avait osé demander pourquoi tout ça. Pourquoi ces vacances
martiales, ces réveils à l’aube ? Pourquoi depuis un an, la multiplication
des stages chez oncle Joël ? Pourquoi n’avait-elle, ou si rarement, le
droit de retrouver d’autres jeunes de son âge, de se baigner, de traîner en
rentrant de la plage ? Le tennis n’expliquait pas tout !
« Tu es forte. Tu dois le devenir plus,
encore »
Elle ne comprenait
pas, mais obéissait, renonçant ainsi à son espoir d’un quotidien banal. Oui,
elle enviait les après-midi anniversaires auxquels elle n’assistait jamais,
mais qui agrémentaient les conversations des rares copains qu’elle s’était fait
depuis son arrivée dans la région, six mois auparavant.
Tu dois t’endurcir
pas t’avachir. « C’est la seule voie » martelait Joël.
Et son père
approuvait. Pas sa mère. Elle, elle était faible. Se contentait de baisser la
tête et d’envoyer des regards furieux aux deux hommes quand elle croyait que sa
fille ne regardait pas. Mais Kelly, à l’instar de son pendentif, était une
maligne. N’était-elle pas une fée, comme aimait à le répéter ses parents ?
Comme toutes les fées, elle était parfois gentille, parfois espiègle…
Quand elle le
pouvait, elle écoutait aux portes.
Que lui
cachaient-ils ? Un jour elle saurait. Elle s’en était fait la promesse.
Kelly cala sa
charge qui avait tendance à glisser. Elle poussa sur les cuisses. Encore deux
kilomètres. Sa peau brûlait maintenant.
Neuf ans, et elle
savait déjà ramper sur les cailloux, grimper à mains nues des rochers sans se
plaindre. Parfois, elle flanchait et abandonnait le test de résistance. Ses
larmes de rages laissaient son entraîneur indifférent.
Depuis quelques
temps, elle découvrait l’oncle Joël sous un nouveau jour. Il ne souriait plus,
ne s’adressait à elle que par monosyllabe, ou presque.
Elle soulagea son
dos en forçant sur les abdominaux. Elle n’en pouvait plus de s’astreindre à
toujours mieux faire.
Dernièrement,
durant les congés de Pâques, Joël lui avait enseigné ses premiers rudiments de
combats. Rien de mieux pour les réflexes.
D’autres douleurs…
Elle avait appris comment
et quand attaquer, passer sous la garde de l’adversaire, frapper deux fois au
même endroit, bloquer un poignet, un bras. C’était un jeu cruel, effrayant.
Ça, elle n’aimait vraiment
pas.
Mais elle était
douée. Dixit tonton. Mais cette fois, elle avait clairement répondu que même si
elle était soi-disant
« douée », elle détestait l’idée de rajouter ces séances à son
entrainement !
Plus qu’un
kilomètre. Trop sollicité, son genou gauche s'ankylosa.
Elle força
l’allure.
« C’est la
seule voie possible »
Thierry Brun. Omega One.